Depuis plusieurs semaines, la rumeur enfle sur les réseaux sociaux : l’Alliance des États du Sahel (Aes) s’apprêterait à sortir du franc Cfa pour battre sa propre monnaie.
Baptisée « sahel », cette devise serait censée entrer en circulation dès ce mois de janvier. Des internautes créatifs partagent des photos de prétendus billets de banque de 5 000 sahels flanqués des portraits du Nigérien Abdourahmane Tiani, du Malien Assimi Goïta et du Burkinabè Ibrahim Traoré qui se détachent d’un paysage avec dune, palmier et dromadaire.
Le confrère de Jeune Afrique croit savoir que ces billets imaginaires portent la mention « Banque centrale des États du Sahel ». Pourtant, « aucun officiel de l’Alliance des États du Sahel n’a jamais évoqué la possibilité de créer une Banque centrale », rappelle l’économiste malien Modibo Mao Makalou.
Si les internautes de la région s’agitent, c’est aussi que les dirigeants de l’Aes entretiennent volontairement le flou. Le 25 novembre dernier, les ministres des Finances du Mali, du Burkina Faso et du Niger se sont retrouvés à Bamako.
Le communiqué sanctionnant la rencontre adresse une vingtaine de recommandations. Pêle-mêle, il y est mentionné la réalisation de centrales nucléaires civiles à vocation régionale, la création d’une compagnie aérienne commune, le développement des infrastructures mais également « la mise en place d’un comité d’experts pour approfondir les réflexions sur les questions de l’union économique et monétaire. »
Mobilisation de la Bcéao
Difficile de faire moins concret, mais les détracteurs du franc Cfa se sont rapidement engouffrés dans la brèche. Les visites des plus hautes instances de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bcéao) dans les pays putschistes n’ont fait qu’ajouter de l’eau à leur moulin.
Le 25 novembre 2023, Jean-Claude Kassi Brou, le gouverneur de l’institution, était en effet en visite à Ouagadougou, reçu en audience par le capitaine Ibrahim Traoré.
À l’issue de la rencontre, il a évoqué les sanctions prises à l’encontre du Burkina Faso : « Nous souhaitons que les discussions en cours puissent permettre de passer rapidement le cap pour que nous puissions continuer notre marche en avant », a déclaré Jean-Claude Kassi Brou.
Quelques jours plus tard, l’ancien ministre ivoirien atterrissait à Bamako pour rencontrer le colonel Assimi Goïta. « Alors qu’il se dit dans les couloirs de la Banque centrale que les trois pays veulent quitter le franc Cfa, ces visites ont été perçues par beaucoup comme une tentative de donner des gages afin de tuer dans l’œuf ces velléités », confie un observateur averti de la région.
Sortie du franc Cfa
Car juridiquement, rien ne les empêche de quitter l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uémoa). Selon les statuts de l’Union, si un pays décide de se retirer, il doit simplement « le notifier à la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Uémoa ». Ce retrait entre en vigueur de plein droit cent quatre-vingts jours après sa notification.
Ce fut par exemple le cas de la Guinée en 1960, du Mali en 1962, qui a réintégré l’Union en 1984, mais également de la Mauritanie et de Madagascar en 1973. Mais, à date, force est de constater qu’aucun des membres de l’Aes n’a activé de clause de dénonciation.
D’autant que, selon la plupart des observateurs, quitter le franc Cfa serait un très mauvais calcul à court terme pour les États du Sahel.
« En période de turbulences, comme c’est le cas actuellement avec des taux d’intérêt et une inflation élevés, le cours du dollar qui a explosé, le franc Cfa a permis de protéger les pays membres de l’Uémoa grâce à sa parité fixe avec l’euro », rappelle Modibo Mao Makalou. Par exemple, le naira nigérian et le cédi ghanéen ont subi de fortes dépréciations et le franc Cfa est même devenu une devise refuge dans ces deux pays .
Des sanctions à double tranchant
Sans oublier que le Mali, le Niger et le Burkina Faso sont des États enclavés, qui dépendent des ports d’Abidjan, Dakar et Cotonou pour leurs importations. « Sortir de l’Union serait synonyme de hausse des coûts des importations », analyse l’économiste malien.
Par ailleurs, les membres de l’Aes sont très dépendants du marché des titres publics de l’Uémoa, devenu une source majeure de financement dans un contexte de difficultés d’accès au crédit et de tarissement de l’aide public au développement. Enfin, le Mali, le Burkina et le Niger ont souffert, et souffrent encore, des sanctions de la Cedéao.
«Les sanctions économiques et financières ont fragilisé les instruments économiques et monétaires de la région, rappelle Kako Nubukpo, économiste togolais et actuel commissaire de l’Uémoa. Dans ce contexte, on ne peut pas s’étonner qu’ils cherchent une alternative. Nous observons la volonté d’une reconquête de leur souveraineté et cela passe aussi par la souveraineté monétaire ».
Le Mali et le Burkina sont d’importants producteurs de coton et d’or, le Niger possède de l’uranium et du pétrole.
« Leurs exportations leur garantissent des devises étrangères, la création d’une monnaie commune n’est donc pas irréaliste.
Est-ce que c’est une bonne chose ? C’est une autre question », poursuit l’économiste togolais qui a participé à un colloque sur le sujet à Ouagadougou le 4 septembre dernier.
Une gouvernance vertueuse comme préalable
Aujourd’hui, la France garantit la convertibilité du franc Cfa avec l’euro. Si d’aventure l’Aes décidait de quitter le système, « pour éviter une dévaluation et une inflation à deux chiffres, il faudrait qu’ils cherchent un autre prêteur en dernier ressort », explique Kako Nubukpo.
Selon le commissaire de l’Uémoa, on peut imaginer que les Brics, avec le soutien de la Chine, de la Russie et de l’Iran pourraient assurer ce rôle. Mais malgré cette perspective, tous les économistes se rejoignent sur un point : une monnaie commune à ces trois pays ne pourrait être viable sans certains préalables, à savoir des réformes structurelles d’ampleur et une gouvernance vertueuse.
En attendant, le Mali et le Burkina continuent de solliciter le marché régional Uémoa, titres pour financer leurs budgets nationaux.
Le 11 janvier, Bamako a fait une émission de bons assimilables au trésor de 25 millions de franc Cfa mais n’est parvenu à lever que 16,5 millions à un taux de 8,4 % sur six mois.
Le même jour, le Mali émettait également une obligation assimilable au trésor de 25 milliards de francs Cfa sur 36 mois mais les souscriptions ont plafonné à 7,8 millions de francs Cfa pour un taux de 9,67 % contre un taux de 6 % initialement proposé.
Preuve que la capacité du pays à rembourser ses crédits est sérieusement remise en question par les investisseurs, ou conséquence des rumeurs de création d’une nouvelle monnaie ? Sûrement un peu des deux.